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DANIEL

Un Cap Hornier raconte... la reconversion du Capitaine Daniel
Vers 1920, les derniers grands voiliers cessèrent leurs voyages n’ayant plus de fret. Les chargements de blé d’Australie étaient terminés, le nickel de Nouvelle Calédonie venait par cargos. Les trois et quatre-mâts, après leur retour à Nantes, allaient s’amarrer dans le canal de la Martinière où ils étaient désarmés, en attente de la démolition.
Les armateurs nantais, indemnisés de leurs pertes, ne perdaient pas "le Nord" et ils proposèrent à quelques uns de leurs capitaines le commandement de leurs nouveaux navires à "tournebroche", récemment construits suivant les structures chères aux armements britanniques et qui avaient fait leur fortune en expédiant leur charbon aux quatre coins du monde.
C’est ainsi qu’au retour de son dernier voyage sur voilier, le capitaine Daniel, après vingt années consécutives sur les mers du Sud reçut une lettre élogieuse de son armateur lui proposant le commandement d’un navire neuf de 3.000 tonnes de port, construit aux Chantiers de la Loire à Nantes.
Lorsque cette lettre arriva à la maison, dans son petit port de Bretagne, le capitaine fut à la fois surpris, content et.. anxieux. Il dit à son épouse : Me voilà condamné pour mes cinq dernières années à ces diaboliques navires à "tournebroche(1)" auxquels je ne comprends rien. Que ferai-je, si la "bécane" (2) s’arrête et si les bouchons gras" (3) ne savent plus la remettre en route ?
Tu te débrouilleras bien " lui répondit son épouse, tout heureuse de ce changement pour son capitaine de mari qui serait désormais sur un beau navire à «cheminée qui fume».
La prise de commandement fut une mémorable cérémonie. Félicité par tous, le capitaine Daniel, content mais un peu bougon, visita son nouveau domaine, parut satisfait des deux compas magnétiques et des quelques autres instruments classiques de navigation, mais regarda avec méfiance le transmetteur d’ordres à la machine et se réserva le soin de l’essayer lui-même, tout seul, ayant le sentiment d’une déchéance qu’il ne voulut pas exposer en public !
Lors de la présentation de l’équipage, il reconnut d’abord avec joie son "bosco"de toujours et quelques-uns de ses anciens matelots, puis il accorda une légère attention au personnel de la "chafuste", graisseurs, chauffeurs, soutiers, et se contenta de regarder le "tournebroche" du haut de la porte d’accès aux échelles de descente, en compagnie de tous les "bouchons gras"
Le contact avec le chef mécanicien fut un peu froid quoique cordial. Ensemble, ils firent la visite des postes d’équipage, de la cuisine, des magasins, et, sur le pont, en face des embarcations de sauvetage, se tournant vers le chef, il lui dit, goguenard "Enfin, ici, il y a, les voiles".
Les voyages entre les ports charbonniers du Royaume-Uni et les ports de France et de Méditerranée commencèrent sur leur rythme régulier. Les officiers se rappelèrent longtemps la première nuit à la mer. Le capitaine ne pouvait supporter le martèlement régulier de la machine. Privé de sommeil, il fulminait ; il monta à la passerelle, voulut s’assoupir sur le canapé de la chambre de veille, mais les vibrations étaient encore plus fortes ! Il suivit la route sur le compas, mais en déduisait toujours celle qu’il aurait dû suivre avec le vent portant. D’autres nuits, même dans sa couchette, il percevait aux mouvements du navire le moindre changement de brise et, par le tube acoustique placé à la tête de son lit, alertait le lieutenant de quart qui ne l’ignorait pas !
Au point de midi, avant de descendre à table, il dit au chef mécanicien :
Encore 8 nœuds de moyenne !  Avec cette brise du N O, nous aurions filé 12 nœuds sur mon dernier trois-mâts. Pas d’imprévu avec votre hélice !
Un matin, à l’heure du premier "jus", il remarqua que le Chef Mécanicien avait l’air préoccupé : "Alors, quoi de neuf ? Le tournebroche ne tourne-t-il pas rond ?
Oui, un peu, Captain, mais j’ai besoin de descendre" répondit agacé, le chef.
Je m'en doutais cette nuit. Je vous fais confiance. A vous le soin !
Une demi-heure plus tard, le chef revint ;
Captain, il faudrait stopper, j’ai besoin de reprendre des serrages. Si vous préférez, je peux tenir jusqu’à un mouillage sur la côte ?"
Ah non ! Pas de mouillage ! Rassurez-vous ! Dans une heure, vous pourrez stopper. Je vous préviendrai, vous pourrez reprendre tous vos serrages, vos bielles, vos boulons, vos pistons et votre tournebroche ! Attendez que je vous prévienne et vous prendrez votre temps
Le chef descendit dans sa machine et le capitaine, tout joyeux appela son bosco
Voilà, Bosco, on va remettre cela à la voile. Installe-moi les deux mâts de charge de l’avant en bataille de chaque bord, prend ton meilleur prélart (4) de cale et le plus grand. Fais-lui une bonne ralingue, monte tes poulies et tes filins et installe-moi tout ce gréement pour prendre le vent par tribord grand largue (5) !!
Compris, Captain, répondit le "bosco". -Tout le monde sur le pont
En chantant les vieux refrains: de la voile, les matelots eurent vite fait d’installer sur l’avant, entre les deux mâts de charge, une voile carrée, plus large que le navire, sur laquelle il ne manquait plus que la croix rouge des conquistadors !
Et, par surcroît, ils y ajoutèrent, sur l’arrière, les voiles des deux embarcations dressées sur leurs mâts avec une gaffe pour les tenir sous le vent ! Alors, la joie fut à son comble sur la passerelle et, pour la première fois le capitaine Daniel appela le chef par le porte-voix et d’une voix majestueuse : Chef, vous pouvez stopper votre "bécane" et même ne pas la remettre en route ! Nous filons cinq nœuds avec du N.0 et ce soir, nous serons en vue de la côte d’Espagne
Tout l’équipage monta sur le pont, les "pieds noirs (6)" compris, quoiqu'un peu sceptiques et tous admirèrent la belle voile de misaine gonflée par le vent.
Un apéritif d’honneur et une double ration de vin marquèrent cette journée mémorable ! Désormais, le capitaine Daniel et son chef mécanicien ne se quittèrent plus jusqu’aux jours de leur retraite.
Par Pierre Lamiotte, Secrétaire de la Bordée S.O..
1) désigne la machine à triple expansion
(2) -idem -
(3) terme familier pour personnel de la machine.
(4) toile imperméable pour recouvrir les écoutilles.
(5) vent venant de 20 a 25° de l’arrière,
(6) autre terme familier pour le personnel de la machine.